Rue Ordener, rue Labat
Sarah Kofman
Galilée, 1994
Mourir de dire
Sarah Kofman était née le 14 septembre 1934 et enseignait la philosophie à la Sorbonne. Elle a publié l’essentiel de son œuvre critique chez Galilée. Elle était spécialiste de Nietzsche et de Freud, mais s’intéressait aussi à la littérature, au personnage de Don Juan par exemple. Vingt-cinq essais de philosophie précèdent Rue Ordener, rue Labat, un texte autobiographique poignant, placé sous le signe de la dualité, et presque de la schizophrénie : les deux noms de rue symbolisent le déchirement entre deux femmes, la mère biologique qui doit protéger sa petite fille des rafles pendant la Seconde Guerre Mondiale, et la mère adoptive, « mémé », qui les recueille chez elle rue Labat. L’auteur n’établit aucune solution de continuité entre l’œuvre critique et l’autobiographie, bien au contraire : « Mes nombreux livres ont peut-être été des voies de traverse obligées pour parvenir à raconter "ça" », écrit-elle dès la première page, après avoir évoqué le stylo de son père, rabbin « ramassé » le 16 juillet 1942, et déporté à Auschwitz : « Je le possède toujours, rafistolé avec du scotch, il est devant mes yeux sur ma table de travail et il me contraint à écrire, écrire ». On se souvient de la formule de Georges Bataille : « Ne m’intéressent que les livres auxquels l’auteur a été contraint ». Mais cette contrainte porte en elle une lourde menace, comme le rappelle Jorge Semprun lorsqu’il intitule un de ses récits, L’Ecriture ou la vie. Tout au long de son livre, organisé en vingt-trois chapitres dont le titre ne figure que dans la table des matières, Sarah Kofman souligne les liens entre son œuvre critique et son autobiographie, souvent par le recours à une note. Quand elle raconte une habitude de sa mère, rue Ordener (« quand elle ne pouvait pas venir à bout de nos cris, de nos pleurs ou de nos disputes, elle nous enfermait dans une chambre noire qui servait de débarras, nous menaçant de la venue de "Maredewitchale" »), elle ajoute deux notes, l’une à propos de « chambre noire » pour rappeler qu’elle a écrit « un petit livre intitulé Camera obscura », l’autre à propos du personnage du folklore juif auquel elle fait allusion dans Comment s’en sortir ? Genèse d’un être et de sa fêlure, le récit est également genèse d’une pensée et d’une œuvre. La première fois qu’elle a entendu parler de philosophes, c’est par la conversation de « mémé » qui « avait assuré notre salut mais n’était pas dépourvue de préjugés antisémites. […] Et elle me citait Spinoza, Bergson, Einstein, Marx. C’est dans sa bouche et dans ce contexte que j’entends pour la première fois ces noms qui me sont aujourd’hui si familiers ». Dans un chapitre intitulé « les deux mères de Léonard », elle évoque le « carton de Londres » de Léonard de Vinci, qu’elle a choisi pour la couverture de son premier livre, L’Enfance de l’art, puis cite longuement Freud qui explique que Léonard « avait eu deux mères […]. Quand Léonard, avant sa cinquième année, fut recueilli dans la maison grand-paternelle, sa jeune belle-mère Albicia supplanta sans aucun doute sa mère dans son cœur ». L’essentiel semble se dire par la voix d’un autre, victoire de l’intelligence et de la culture sur le traumatisme et la culpabilité, mais ne cesse de se redire autrement, comme dans le chapitre intitulé « la fête des Mères » où elle raconte qu’elle a acheté deux cartes postales pour « les deux femmes » : « J’hésite un moment et je choisis pour mémé la première, celle des deux que je trouve la plus belle. Mon choix vient bel et bien d’être fait, ma préférence déclarée ». Alors qu’au début du chapitre VIII, elle écrit : « Le vrai danger : être séparée de ma mère », avant de raconter toutes les maladies et les malaises que cette rupture du lien peut entraîner, elle reconnaît au début du chapitre XIV : « A son insu ou non, mémé avait réussi ce tour de force : en présence de ma mère, me détacher d’elle. Et aussi du judaïsme ». Substitution qui se dit de manière biaisée et culturelle dans le chapitre XIX intitulé « Une femme disparaît », en référence au film d’Hitchcock, qui appelle ce commentaire laconique et lumineux à la fois, dans une phrase nominale : « Le mauvais sein à la place du bon sein, l’un parfaitement clivé de l’autre, l’un se transformant en l’autre ». Un chapitre s’intitule « Idylle » et évoque le mois où la petite fille a vécu chez mémé, pendant que sa mère allait rechercher ses frères et ses sœurs à Nonancourt : « nous dormîmes dans le même lit, dans sa chambre, pour n’être plus, cette fois, séparées ni de jour ni de nuit. Je me souviens surtout de la première nuit où mon émotion et mon excitation étaient très fortes ». Le trouble est encore plus intense dans le chapitre « Paravent » : « Rue Labat, à la grande stupéfaction et irritation de ma mère, elle avait l’habitude de se promener dans l’appartement en pyjama, poitrine découverte, et j’étais fascinée par ses seins nus ».
On laissera au lecteur l’initiative de lire la dernière phrase, bouleversante, de ce récit sans pathos qui aurait pu être le stade ultime d’une résilience réussie, au sommet d’une carrière universitaire et d’une œuvre critique reconnue. Mais l’aveu, la genèse d’une identité, d’une pensée et d’une œuvre, devant lesquels les évaluations esthétiques semblent tout à fait déplacées, ont pesé si lourd que Sarah Kofman s’est donné la mort, le 15 octobre 1994, quelque temps après la parution de ce livre, qui acquiert ainsi une dimension testamentaire et laisse le lecteur dans un silence habité par une présence et une voix qu’il a envie de faire connaître.
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Cette chronique est parue dans le numéro 17