La Flamme vaincue
Radclyffe Hall
Traduction de l’anglais de Michel Poirier,
révisée par Noémie Grunenwald,
Gallimard, « L’Imaginaire », 2024
Ne se laisser « encapsuler » par rien ni personne
C'est une histoire d’amitié. En mai 2023, à la fin d’une rencontre entre écrivains sur les écritures de soi, j’ai demandé à Anne Pauly de me tenir informée de ses livres à venir. Je l’avais invitée dans mon université en octobre 2021 et tout avait remarquablement bien « matché » entre nous, comme il ne faudrait pas dire, à tel point que mes étudiants m’avaient demandé au cours suivant si nous nous connaissions depuis longtemps, tant nous leur avions paru complices dans ce jeu codé de l’entretien littéraire. Or c’était notre première rencontre. Quand Frédérique Romain que je ne connais pas personnellement – comme certains de mes étudiants avouent ne pas avoir lu personnellement l’œuvre au programme à l’examen de seconde chance qui leur permet quand même de « valider » leur UE –, mais dont j’apprécie le travail d’attachée de presse pour un certain nombre de collections chez Gallimard, comme « L’Imaginaire » que j’aime depuis longtemps, m’a envoyé le programme des parutions prévues pour le printemps 2024, j’ai remarqué qu’Anne, qui ne m’avait pas donné de nouvelles, avait signé l’une des préfaces de la réédition d’un roman de Radclyffe Hall, La Flamme vaincue (dont le titre original est The unlit lamp et qui a paru initialement en 1924), je n’ai pas hésité une seconde, et sans même regarder le bref résumé de ce livre, j’ai demandé à le recevoir pour en faire le compte rendu, sur cette simple recommandation implicite et en suivant la fameuse formule : dis-moi ce que tu lis, je te dirai qui tu es… ou du moins, j’en saurai un peu plus long sur toi.
Et je n’ai pas été déçue. Ce roman, dont le titre – programmatique – annonce la couleur, est une leçon d’émancipation, un manuel pour lutter contre l’emprise, qui propose en modèle à ne pas suivre la destinée ratée de Joan Ogden : elle ne réussira jamais à quitter vraiment la petite station balnéaire de Seabourne en Angleterre et s’y laissera « encapsuler », selon le mot d’un jeune homme amoureux d’elle, par l’amour excessif de sa mère et tous les devoirs qu’elle s’impose. Imaginons un instant Rimbaud qui ne partirait pas de « Charlestown » peuplée par les « assis » qu’il exècre, même si c’est pour revenir se faire amputer et mourir à Marseille… Imaginons – nous n’en sommes plus à un cauchemar près, ni à un petit accès de mégalomanie, en très éphémère phase high – que je n’aie jamais échappé au maudit palindrome de ma jeunesse, à dix-sept ans évidemment. Joan a pourtant la chance de voir apparaître dans sa vie une jeune gouvernante instruite et indépendante, plus âgée qu’elle cependant : Elizabeth Rodney, après des études à Cambridge, est venue dans cette petite ville étriquée s’occuper de son frère, qui y exerce les fonctions de notaire. Elle repère très vite les qualités intellectuelles et humaines exceptionnelles de Joan et s’attache à elle, qui lui rendra vite son amour, comme une évidence. Avec une patience inlassable, elle veut l’aider à entreprendre des études de médecine, puis à s’installer avec elle dans un appartement qu’elle a loué à Londres. Elle apporte un soutien moral, intellectuel, financier, une tendresse jamais démentie à sa jeune élève aux cheveux courts. Mais le combat est trop inégal qui l’oppose à la mère de Joan, Mary Ogden, femme malheureuse d’un colonel rencontré aux Indes, et entichée de préjugés nobiliaires ridicules et de respectabilité. Rien ne pourra faire échapper la jeune femme à cette relation toxique et elle restera toute sa vie enfermée dans ce triangle amoureux intenable. Elle renoncera toujours au dernier moment à monter dans le train de sa vraie vie, au propre comme au figuré.
La lecture de ce roman peut être parfois déprimante, un peu à la manière du film de Tim Burton sur Ed Wood (1994) réalisateur qui accumule les ratages et les échecs, si bien que le spectateur affligé et exaspéré attend, en vain, qu’il réussisse enfin un film, rien qu’une fois. On pense aussi à la formule bien connue de Samuel Beckett dans Cap au pire (1983) : « Essayer, rater, essayer encore, rater encore, rater mieux. » Seule Elizabeth trouvera, grâce à son éducation, la vitalité nécessaire pour échapper à cette relation si intense et si délétère à la fois : elle fera un mariage de raison avec un homme généreux et partira en Afrique du Sud. Elle écrit à celle qu’elle laisse loin derrière elle, et comme dans une autre vie : « Je ne trouve rien d’intéressant ni d’émouvant dans les destinées manquées. » Ce qui est beau, c’est l’évocation de cet amour, en dehors des clichés et des catégories de genre, un amour sans les mots pour le dire, jamais nommé mais toujours présent, et source d’une poésie bouleversante, comme le souligne très bien Anne Pauly : « Joan et Elizabeth ne se pensent l’une l’autre ni ne se désignent jamais vraiment en tant que femmes car elles n’appartiennent pas à cette catégorie – comme Wittig l’exprimera des années plus tard. Elles sont toujours autre chose : un jeune poulain, un mélèze, un lac de montagne, un coloris subtil, un regard, des mains… Radclyffe Hall, par intuition, fait d’emblée sortir les amantes du langage straight pour les projeter dans un système poétique ouvert qui les laisse libres de leur identité et de leur fiction amoureuse, même si le réel, terne et étriqué, les rattrape bien vite et que la liberté n’est pas le fort de Joan. »
On laissera au lecteur le plaisir et la surprise de découvrir les liens entre la biographie de Marguerite Radclyffe-Hall (1880-1943) – qui choisit d’ôter le prénom Marguerite du nom dont elle signe ses livres – et ce roman, le premier qu’elle a écrit, qui en font une sorte d’autobiographie oblique, où elle introduit bien des éléments et des figures décisives de sa vie. Joan est comme son double maudit, une sorte de peau morte laissée derrière soi après la mue : elle-même s’habillait en homme sous le prénom de John… Son invitation à vivre sa vie dans l’indépendance, à travailler, à étudier, quand on est une femme ne va pas sans ambiguïtés. On apprend notamment qu’elle critiqua les suffragettes sous le couvert de l’anonymat et eut même des sympathies fascistes et des positions antisémites, que l’honnêteté impose de mentionner. Cela n’enlève rien à ce grand roman psychologique qui dit bien toutes les difficultés à devenir qui l’on est et à assumer ses choix.
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Cette chronique est parue dans le numéro 52