La Vie de famille
Patrick Roegiers
Grasset, 2020
« Familles ! je vous hais ! »
Le nouveau roman de Patrick Roegiers s’ouvre sur une scène d’une très grande violence : le jour de ses vingt ans, le 22 septembre 1967, ses parents font appel à trois policiers pour l’expulser de chez eux. Alors que le fils crache à la figure de son père, la mère s’exclame : « Foutez-le dehors. Il se débrouillera tout seul. » Cette entrée dans la vie adulte signe la fin d’une enfance où son père l’a enfermé au grenier dans le noir, sans le libérer malgré ses hurlements : « Crier est une manière d’être. C’est à peu près le même mot qu’écrire. » Pour le premier roman dans lequel il parle de lui et de sa famille, Patrick Roegiers reste l’écrivain au style si caractéristique, riche, rythmé, plein de vocabulaire et de références, alternant les phrases longues et les aphorismes, comme autant d’imprécations pour dire la haine inaltérable, et l’absence de pardon, malgré une forme de compréhension, comme si toute son œuvre avait été un apprentissage pour aborder les figures monstrueuses et toxiques de ses géniteurs. Il a d’ailleurs la très bonne idée de faire rapidement l’inventaire de toutes les figures féminines de ses romans, pour montrer à quel point sa mère ne lui a donné aucune idée heureuse de l’amour : « Elle a un cœur de pierre et du sang de poisson dans les veines. Ses mains sont en peau de serpent. La méchanceté coule dans ses gènes. » Rien à attendre non plus du côté paternel : « Mon père est un con. […] C’est un minable, un pleutre, un couard. […] C’est un mari modèle. » Cela ne l’empêchera pas d’être mis à la porte à son tour par son épouse, après plus de cinquante ans de vie commune.
« Ce jour-là, j’ai compris qu’il ne me faudrait compter que sur moi et qu’on me mettrait toujours à la porte », écrit l’auteur à propos de son expulsion du domicile familial. On comprend, à lire son roman et ses nombreuses références à des chansons (Ferré donne même un récital exprès pour lui dans son salon ! Privilège de l’imagination romanesque et de la littérature), des auteurs, des livres, que sa véritable patrie est celle des artistes, même s’il vit en France depuis 1983 et a été naturalisé Français en 2017. Tous ces extraits de chansons (Barbara, Gainsbourg, Brel, Souchon, Nino Ferrer, Bashung, Eddy Mitchell, Aznavour, Dalida etc.), toutes ces références littéraires et culturelles font passer un peu d’air dans ce livre plein de haine et de fracas qui coulent en longs flots aussi déprimants par leur fond que réjouissants par leur forme éblouissante et leur créativité à la fois stylistique, syntaxique et lexicale. Ainsi de la mère qui à la fin de sa vie déchire les photos des albums de famille : « Telle Méduse au yeux révulsés, aux traits déformés par un rictus mortel, qui anéantit ceux qui l’affrontent, d’une main meurtrière, de ses griffes acérées, elle arrache et saccage le roman de sa vie. Avec une rage démentielle, de toute la force du poignet, elle détisse le fil de son existence et détruit ce qui la raconte en images. Avec le désir de ne garder aucun souvenir, ce qu’elle s’est juré de faire un jour, elle envoie tout en l’air, met en pièces, réduit en miettes, disperse dans l’infini de l’univers ce qu’ils ont en commun. De même qu’on écartèle la chair vive, ouvre au bistouri un panaris, perce un kyste ou crève un abcès ainsi qu’elle le fit dans la cuisine après ma chute de vélo, elle déchire, mutile, saccage, ce que je suis aussi capable de faire, et n’est plus l’âme du foyer, de la maison, de la famille dont elle était le pilier, la cheville ouvrière. D’un coup d’ongle, elle raye son rôle domestique (balayer, cuisiner, laver, repasser, faire les lits, les courses et la vaisselle), pénible et mal payé, lie de la ménagère, revers de la séduction, rançon des rapports conjugaux – combien de fois par semaine, par mois, par an ? – la société qui ne vaut pas un clou, les faux amis, les lieux communs, les clichés des vacances, les demi-sœurs et l’enfance qu’elle n’a jamais eue. Elle se renie comme fille, mère, femme et épouse, moitié de cet époux ridicule et ballot, qu’elle abomine plus que tout et qui la couvrait de fourrure, de toison d’or et de bijoux pour prix de sa présence. »
Le livre est quand même dédié « à mes parents », et l’on pense au roman d’Hervé Guibert qui porte ce titre et qui est lui, on s’en souvient, dédié « à personne ». Patrick Roegiers imagine la réaction d’un lecteur agacé qui s’écrit « Ça suffit ! […] Lorsque vous écrivez sur vos parents, ce n’est pas à eux, mais à vous que vous pensez, hein ? En un mot comme en cent, pas plus qu’à vos parents vous ne pensez à vos enfants, vous ne pensez qu’à vous ! » C’est alors qu’il fait lui-même référence à Hervé Guibert, dans un très beau passage dont l’issue est assez cruelle : « Chacun parle pour soi. Ce que j’écris n’est rien à côté de ce que dit Hervé Guibert dans Mes parents où l’auteur, que je connais personnellement et que j’ai relu par acquis de conscience, même s’il invente, ce que je fais aussi en partie, se décrit comme "un fils soucieux de la vérité". Il leur en fait voir de toutes les couleurs, relate des souvenirs choquants ou des fantasmes indécents, se fait enculer (en rêve) par son père et retrouve sa mère pendue, ce que je ne suis pas fichu d’inventer. Mais lorsque ce fils "ingrat et malveillant" décède du sida le 27 décembre 1991, au petit matin, après un calvaire qui le mène au bord du suicide, et implore une ultime assistance, le père ne quitte plus son fils. Refusant à son épouse qu’elle l’accompagne, il fait seul, à côté du cercueil, le dernier voyage qui le mène de Paris à l’île d’Elbe, où Napoléon séjourne quelques mois en exil, dormant épuisé sur un parking désert, en attendant l’arrivée du ferry à Piombino, avant de repartir dans l’autre sens, comme un film qu’on rembobine, sitôt les funérailles terminées, cérémonie vite expédiée, au cimetière de Rio nell’Elba, bercé par le chant des vagues, seul à bord du corbillard, revenant revenu du pays des morts, après une incroyable et bouleversante traversée de plusieurs heures comme le raconte Frédéric Andrau dans sa biographie Hervé Guibert ou les morsures du destin. Je ne crois pas que ni ma mère ni mon père n’auraient jamais fait cela pour moi. »
Ce très beau roman, très singulier, est aussi un livre universel qui renvoie chacun à sa propre « vie de famille » et à un exercice de lucidité dont l’auteur donne l’exemple, lui qui reconnaît avoir hérité de sa mère « le goût du bris », et qui détourne le fameux aphorisme nietzschéen à sa sauce : « On devient ce qu’on hait », ce qui est sans doute moins glorieux que « Deviens ce que tu es »… Il donne aussi de lui-même un portrait en grand lecteur, ce qui ne le sauve de rien sans doute, mais lui permet de trouver dans la littérature des compagnons et des formules qui pourraient servir de mantra à quiconque tente de survivre à son enfance, comme cette superbe définition de Georges Perec dans Penser/Classer : « La mémoire est une maladie dont l’oubli est le remède. » Autant retenir pour finir, de ce bain acide, le passage le plus doux : « mon adorable grand-mère, aux joues roses et aux cheveux d’ange, native de Manchester, décédée en 1980, à l’accent aussi prononcé que celui de Jane Birkin ou de Petula Clark qui chantent toutes deux La Gadoue, et à la voix haut perchée, égrenant en riant mon prénom "Pêêêêêêêtrick !" quand je fais une bêtise ou dis une ânerie. Vingt ans après, je sens encore son parfum suave et l’arôme grisant de la poudre de riz. » Ce souvenir est un hapax dans la litanie d’horreurs que contient ce roman qui a pourtant sur son lecteur un effet très tonique en refusant tout pathos et tout apitoiement, et le fascine par sa flamboyante écriture de la haine.
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Cette chronique est parue dans le numéro 44