Lettres à Madeleine. Tendre comme le souvenir 

Guillaume Apollinaire

Edition revue et augmentée par Laurence Campa 

Folio, 2006 

 

Tendre comme l’à venir...

 

Le 2 janvier 1915, le poète Guillaume Apollinaire, qui vient de passer deux jours de permission en compagnie de Lou de Coligny-Châtillon à Nice, rencontre, dans le train qui le ramène au 38e régiment d’artillerie de campagne à Nîmes, Madeleine Pagès, une jeune femme de 22 ans qui doit prendre le bateau à Marseille pour rentrer à Lamur près d’Oran, où elle est professeur de lettres au lycée de jeunes filles. Les deux passagers, qui partagent le même compartiment, se parlent, se plaisent et échangent leurs adresses. Mais ce n’est pas parce que mes parents se sont rencontrés dans un train, lui lieutenant, elle infirmière, et je n’ose même pas dire d’où ils venaient, dans la crainte qu’on rie de moi et du miracle de ma naissance, bien après, non ce n’est pas pour ça que les lettres à Madeleine me bouleversent, au point que je les ai lues par longues bouffées, incapable de faire autre chose, ne m’interrompant que pour y penser encore, à n’en pas croire mes yeux, mes oreilles et mon trouble

 

Ce que j’aime dans cet amour construit uniquement par et dans les lettres, c’est qu’il dit l’essence de tout amour : le fantasme l’emporte sur la réalité, le désir ne demeure désir que par la poésie, on le savait ; le réel est décevant, comparé à la fête que l’on avait imaginée, ça crève les yeux. On n’en meurt pas, on en reste un peu idiot, meurtri… La source vive s’est tarie, et l’écriture aussi. A celle à qui il écrivait le 15 décembre : « je t’adore, mon amour, tu es ma beauté, mon paradis, je te prends violemment, follement, je te désire comme jamais femme n’a été désirée tu es mon amour adoré, je prends ta bouche », ou le 20 décembre : « tu es ma fleur exquise et ma virilité se dresse en ton honneur », il écrit, le 12 janvier, plus bourgeoisement, après avoir passé sa permission avec elle : « Embrasse pour moi ta chère Maman et les petits ». La messe est dite, comme on dit : le culte qu’il a rendu à Madeleine, de lettre en lettre, le comparant aux mystères d’Eleusis, appartient désormais au passé. La belle idole devinée et imaginée obstinément sur les photographies qu’il portait tout contre son cœur, s’est enfin incarnée, pour se désincarner à jamais, comme si celle des lettres était la seule vivante.

 

On pourrait établir une sorte de courbe du désir, depuis la première carte postale du 16 avril 1915, qui se termine ainsi :
« Mes hommages très respectueux
Je vous baise la main »,

en passant par celle du 14 juillet 1915 (« Je baise vos jolies mains et votre front que J’adore ») pour arriver à celle du 9 août 1915 (« je baise votre bouche »). L’érotisme de ces lettres est leur dimension la plus attachante et la plus éblouissante, sans que jamais l’ennui ni le sentiment de la répétition ou de la lassitude ne s’installent. Cet érotisme se nourrit de références littéraires qui viennent l’irriguer de façon très naturelle, sans aucun souci d’épater sa destinataire par cette culture qui semble devenir une seconde nature. Ainsi à la fin de la lettre du 5 août 1915 :

« Et la glace à la fraise sera meilleure quand ce sera une glace à la Madeleine qui fondra dans ma bouche.

Et notre secret est le plus beau des secrets.

Et la Carte du Tendre n’a plus d’étapes.

Nous occupons tous les points importants.

Mais ainsi que dans le rêve je vous prends dans mes bras, je baise vos cheveux et votre bouche exquise dont la carte de Marseille m’a rappelé l’adorable dessin, un arc, l’arc de l’amour même dont je veux vivre et mourir. »

Pour dire l’amour et le désir, ces lettres prennent des accents raciniens, surtout dans le passage du pronom « vous » au pronom « tu », à l’intérieur du même courrier (18 août 1915). On sait que dans le théâtre de Racine, où la passion s’exprime dans toute sa force presque asociale, cette hésitation entre les deux pronoms est la marque du trouble le plus extrême. Cette correspondance pourrait s’appeler « L’amour la poésie » comme le célèbre recueil de Paul Eluard, car le désir et le désir de dire jaillissent d’un même élan dans le corps des lettres et les poèmes qui les accompagnent. Le titre réel vient d’ailleurs d’un vers du poème « A Madeleine », envoyé le 11 août 1915, et écrit au dos d’un portrait du général Joffre… :

« Vous m’attendez ayant aux doigts

De pauvres bagues en aluminium pâle comme l’absence

Et tendre comme le souvenir

Métal de notre amour métal semblable à l’aube

Ô Lettres chères lettres »

Le poème fait ici référence aux bagues qu’Apollinaire envoie à Madeleine, et qu’il a fabriquées avec des morceaux d’obus. Il lui envoie également un encrier à partir du même matériau, ou un calligramme écrit sur une écorce de bouleau. Parfois, c’est l’inverse : la lettre renvoie à un poème précédemment envoyé, comme « Les neuf portes de ton corps » (21 septembre 1915). Il y revient longuement dans la lettre du 22 octobre 1915 : « Il est vrai qu’il y a une volupté dans la souffrance, mais c’est surtout la femme qui doit connaître cette volupté-là. Le mari qui sait aimer sa femme entièrement peut la lui procurer, cette volupté âcre (et inimaginable avant qu’une femme l’ait éprouvée) en violant, mais avec une infinie douceur et point trop profondément comme font les brutes sans amour, en violant, dis-je, avec le consentement de l’épouse, la 9e porte tandis que sa main droite badine avec la 8e porte, la gauche avec les pointes des seins et que les bouches se cherchent et se joignent infiniment mais délicieusement. »

 

Dans la lettre du 14 septembre 1915, on trouve un véritable blason, dans un texte en prose, tant ce texte fait vaciller les frontières entre la vie et la poésie. On trouvera également dans cette correspondance des éclaircissements sur certains poèmes d’Alcools, en particulier « Zone », dont Apollinaire, dans la lettre du 30 juillet 1915, explique la dimension autobiographique. Dans cet érotisme qui est l’essentiel de ces lettres, on trouve des réflexions sur le « Devoir » (2 septembre 1915), et de nombreuses pages de critique littéraire. Il y est question de Romain Rolland, de Colette (pour en dire beaucoup de mal, 20 octobre 1915) et de Restif de la Bretonne, dont le poète signale l’influence sur la littérature russe : « L’émotion et l’agenouillement devant la prostituée si caractéristique du roman russe vient de lui » (14 septembre 1915). Il parle aussi de chasteté (17 septembre 1915), d’homosexualité (pour la critiquer, 18 septembre 1915), de « pratiques solitaires » qui sont « vicieuses » (9 octobre 1915). La censure oblige à trouver un langage codé : « Pour nous, soldats du Front la liberté d’écrire ne nous est plus dévolue : je m’étais d’abord persuadé du peu d’à-propos de cette restriction. Nos lettres envoyées ouvertes sont lues par des officiers censeurs. A la réflexion, je me suis dit que l’art épistolaire allait renaître car chacun s’efforcera d’écrire le mieux qu’il peut, on cherchera des formules nouvelles pour dire ce qu’il faut faire deviner, l’esprit critique qui ayant tant de sujets n’avait plus d’objet va s’exercer le plus finement du monde et notre intelligence aiguisée par la nécessité va redevenir ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : forte et subtile » (11 août 1915). Le 20 décembre suivant, nul besoin de code et de métaphore : « ma cagnat est petite mais bien et bon augure ! elle est dans un petit boyau détourné qui s’appelle le boyau Paget, c’est presque Pagès, quand pourrai-je t’enfiler pour de bon mon petit boyau Pagès !! »

 

Ces lettres se lisent comme un roman. Le poète est conscient d’en vivre un : « Je pense bien que les romans n’ont aucune vertu pour nous qui en vivons un si formidable et si beau » (10 décembre 1915). Comme un piège de romancier, l’ellipse creuse alors une énigme non résolue : que s’est-il passé entre la « petite fée » et son guerrier au repos ? Ce silence qui s’abat entre eux si vite est très émouvant aussi. On s’en console en relisant jusqu’à l’ivresse ce vers de « Cote 146 », envoyé dans la lettre du 2 juillet 1915, pour l’éternité : « Madeleine ce qui n’est pas à l’amour est autant de perdu ».

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Cette chronique est parue dans le numéro 18