Lettres à une jeune fille

Joë Bousquet

Grasset, 2008

 

« Cela me paraît aussi charmant que si j’inventais l’écriture »

 

La jeune fille du titre, c’est Jacqueline Gourbeyre, née à Tarbes le 15 août 1928. Elle n’a pas encore dix-huit ans lorsqu’elle rencontre, dans sa chambre du 53 rue de Verdun à Carcassonne, Joë Bousquet, le « poète immobile » qui a reçu le 27 mai 1918 une balle allemande, sur un champ de bataille de l’Aisne. Les deux poumons perforés, la moelle épinière sectionnée, le bassin et le sexe inertes, Joë Bousquet est condamné à la chambre, où il reçoit ses amis, des écrivains et des peintres, et où il lutte contre la douleur en fumant de l’opium, dont il est question dans ces lettres : ce sont en effet ses éditeurs qui paient son « Chinois » pourvoyeur de drogue, en échange des livres que le poète leur envoie. A cette étudiante en lettres à Toulouse, celui qui signe toujours « Joe » envoie des livres, des revues et des lettres de plus en plus amoureuses, comme si l’écriture rendait tout possible, abolissait la différence d’âge (il s’apprête à fêter ses cinquante ans) et donnait forme humaine au destin : « nous commençons cet hiver votre maison poétique. Il faut me dire quels livres vous aimez, dans quelles éditions, quelles revues il vous plairait de recevoir » (13 au 14 novembre 1946). Dès sa première lettre, il s’attache à tous les possibles promis par cette relation : « un écrivain vrai n’est jamais que l’ombre de son propre regard ; et sa plus grande joie est de mériter l’amitié d’êtres qui sont, comme vous, les charmants émissaires de l’avenir » (20 janvier 1946). Cette conscience du futur et des possibles qu’il contient, dans laquelle on pourrait reconnaître des accents gidiens, alimente cette correspondance : « C’est à celle que vous allez devenir que je m’adresse avec les naïvetés balbutiées de l’homme sans lien à rien que je veux opposer à mon passé. Il faut savoir recommencer, et nourrir l’espoir, d’être, ne fût-ce qu’en trois pages, ce qu’il y a de plus clair et de plus incompréhensible au monde » (30 octobre 1946). Quelle plus belle déclaration d’amour que cette phrase où la vie d’une jeune fille devient gage de vie pour le poète : « Parce que vous existez, je peux penser en termes d’avenir » (22 novembre 1946) ? Il ne s’apitoie pas sur son sort, mais salue, dans la vie, ce qui vaut la peine d’être vécu, et se fait une très haute et très noble idée de l’écriture : « L’écrivain qui cherche à faire désespérer l’homme de lui-même est un médiocre et un salaud. Car l’homme naît dans le doute, il naît aveugle à ce qu’il est vraiment. Le confirmer dans ce doute, c’est facile et bête. La vraie tâche, c’est de lui faire sentir les ressources illimitées de l’humain » (15 mai 1946). La littérature et la poésie sont au centre de cette correspondance d’un auteur qui a été l’ami des surréalistes : « L’œuvre d’un poète répond à plus de questions qu’il ne pouvait lui-même en poser » (3 avril 1946). Ce qui caractérise sa conception de l’écriture et de la vie, c’est la générosité, et une méditation lyrique où il accepte d’être dépassé et traversé par ce qui le dépasse : « La littérature n’est pas un domaine clos. Elle est la vie même, sous sa forme la plus pure, la plus attirante, la plus voisine du chant, qui est sur les lèvres avant le mot » (15 mai 1946). Il inverse les rôles, faisant de la jeune fille la source vive de son écriture, sans voir ce qu’il lui apporte sans doute et ce qui justifie qu’elle a gardé ses lettres toute sa vie : « Ne me remerciez pas de vous écrire. Ne vous dois-je pas, ce soir encore, un retour à la santé morale, à l’espoir ? Il y a plus de vérité dans la couleur bleue d’une robe, si elle a gardé une place dans l’imagination, que dans les systèmes philosophiques les plus savants… » (21 juin 1946). Cette correspondance s’illumine d’images poétiques, comparaisons ou métaphores qui irradient dans la conscience du lecteur, et lui procurent un vif bonheur et une émotion neuve qui doivent être bien pâles par rapport à ceux éprouvés par la destinataire :« Le langage n’est pas une vaine suite de mots, il est l’atmosphère même de l’âme ; une aube qui s’élève, non pas du sol, mais de ce que la terre ouvre en nous, au flanc sombre du regard » (27 mai 1946). Evoquant des soucis professionnels, il a cette formule magnifiques : « quelques ennuis mineurs avec le comité intellectuel. Assez pour m’ôter cette grande sérénité qui est la clairière où nous nous retrouvons… » (12 juillet 1946). C’est à nouveau ce thème qui l’inspire pour chanter la beauté de la jeune fille qui semble être son plus beau cadeau d’anniversaire : « Après-demain, j’aurai cinquante ans, mais un être vivant a pris la place de mon regard. Vous êtes jolie comme si mes yeux vous avaient faite avec le soleil d’une forêt » (17 mars 1947). Cet homme enfermé dans sa chambre sait faire vivre un paysage, des notations très concrètes de la nature végétale ou animale, qui saisissent le lecteur au plus intime d’une expérience universelle : « A bientôt, Linette, l’abeille de votre voix s’est tue un instant, elle s’était posée sur la page où j’écris et tout l’air qui m’entoure s’immobilisait comme un grand baiser » (17 août 1946). Un mois plus tard, arrivent les mots de la déclaration d’amour, qui semblent neufs d’être précédés de notations si personnelles et si sensuelles : « Car il y a dans l’ombre qui m’entoure une qualité rose de jour en veilleuse, une sorte de nudité éparse, qui vous ressemble et, vous ressemblant, ne me parle que de ce que je portais en moi d’irrévélé. Je vous aime » (17 septembre 1946).

 

Mais il ne s’agit pas d’étouffer la jeune fille, de l’instrumentaliser ou de la vampiriser. C’est ce qui apparaît dans cette magnifique citation du Meneur de lune, le 17 septembre 1946 : « Entrer tout entier dans la personne d’un autre être sans l’empêcher d’être lui ». Il lui invente un prénom secret qu’il lui explique : « Linette, reconnaissez dans le nom Isel une déformation de Line qui n’a pu s’accommoder de l’n et s’est déguisée mais tant vous ressemble » (3 septembre 1946). C’est ainsi qu’il peut s’adresser à elle : « Isel, il y a beaucoup de bonheur dans mes yeux depuis que vous les habitez » (13 décembre 1946). Dans son introduction, Nicolas Brimo, le fils de « la jeune fille » du titre, explique qu’elle a détruit les lettres où Joë Bousquet lui racontait ses rêves érotiques aux lendemains des soirées où elle lui avait rendu visite. La tonalité de ces lettres est bien plus sensuelle ou lyrique qu’érotique, puisque comme l’explique le poète : « Entre mon amour et vous, il n’y a pas de place pour mon corps » (13 janvier 1947). Et ce récit de rêve montre bien l’importance de la destinataire dans la vie de Joë Bousquet : « Cette nuit, je vous ai rêvée, vous gardiez des mains de plâtre qui avaient été moulées sur la mienne » (30 janvier 1947). La présence est aussi bien dans la vie réelle que dans le rêve où il a appris à la convoquer, conformément à l’intérêt des surréalistes pour le sommeil et les songes : « L’aube !!! Linette… vous allez venir, dès que mes yeux seront fermés, je sais, maintenant, appeler votre présence, à l’entrée du sommeil » (23 juillet 1947). L’écriture poétique peut même naître du rêve : « Un de mes poèmes en prose est fait avec un rêve où vous sortiez pour moi d’un bouquet de lilas » (25 avril 1948).

 

Joë Bousquet est un auteur rétif à tout épanchement, qui écrit par exemple : « Quant à des confidences, je ne sais pas en faire ; pas un de mes amis ne m’entendra parler avec abandon. J’aurais d’abord peur qu’ils ne traduisent mes sentiments dans leur langue » (3 juillet 1948). Du coup, ce récit de sa naissance prend une valeur tout à fait exceptionnelle dans cette correspondance à partir de laquelle on aurait beaucoup de mal à retrouver des souvenirs et des faits de sa vie : « Moi, j’étais né mort, après un accouchement affreux. C’est une infirmière qui, contre l’opinion des docteurs —dont mon père— s’est acharnée, non sans succès à me ranimer. De mon père, en me voyant —m’a-t-il été rapporté—, cet imparfait qui a dû me jeter un sort… « c’était un garçon ». Ainsi aurai-je été toute ma vie l’imparfait d’un homme ce qui me va assez » (10 mars 1947). La douleur est dite avec le maximum d’économie, sans pathos et sans complaisance : « Je vous aime de toute la nuit noire qui a pris la place de mon cœur » (2 avril 1947). L’écriture de la lettre se fait remerciement pour la vie qui entre dans la chambre par la jeune Linette : « vous m’aidez beaucoup, vous me montrez de quel côté se lève le lendemain quand je regarde les jours ramper autour de moi » (18 février 1948). Cette correspondance pourrait porter comme sous-titre le fameux titre d’Eluard L’Amour la poésie, car c’est la même attention à l’autre qui se manifeste dans les deux domaines : « le courrier m’apporte la prière d’accepter une place dans le jury du prix Apollinaire. L’envie de dire non, mais le besoin d’accepter, pour le plaisir de trouver à l’état naissant cette poésie jeune et vivante et qui enfante la vie de ceux qui attendent dans leur cœur » (2 avril 1947). Attention et générosité qui se manifestent également dans la dédicace d’un de ses textes à la jeune fille : « Ce matin j’apprends que le grand conte de Carte du ciel portera la dédicace « à Isel ». Je ne sais pourquoi ma joie grandit à la pensée que je vous donne une réalité d’emprunt, à laquelle vous vous identifierez un jour, laissant dans l’ombre celle que vous étiez pour tous » (12 juillet 1947). Dans la dernière lettre, il a appris le mariage de Linette et lui écrit, sans aucune amertume : « je voudrais que ce mot vous apporte le bel éclair du sourire heureux qui vous va si bien » (17 février 1949). Dans ce don lyrique, on lira aussi avec intérêt les pages sur la vie littéraire pendant ces trois années, qui sont aussi au cœur de l’échange, avec le travail de l’écrivain sollicité par les éditeurs pour des articles, des textes ou des préfaces sur des artistes, comme Hans Bellmer par exemple. Un cahier iconographique de quatre pages complète parfaitement ce très beau volume.

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Cette chronique est parue dans le numéro 22