L’autre fille
Annie Ernaux
Nil, « Les affranchis », 2011
Annie Ernaux inaugure avec L’autre fille la collection « Les affranchis » des éditions Nil, conçue et dirigée par Claire Debru, en référence à la Lettre au père que Kafka avait préféré ranger dans un tiroir. La demande, qui fait donc du livre un texte de commande, est pour l’auteur la suivante : « Ecrivez la lettre que vous n’avez jamais écrite. » Comme pour tout grand écrivain, la contrainte, si minimale soit-elle, devient pour Annie Ernaux la possibilité d’écrire en liberté un texte bref et dense, dans lequel elle va plus loin encore dans cette recherche de la vérité sur elle-même, sur ses origines et sur l’époque et le monde dans lesquels elle a grandi et où elle vit.
La lettre est adressée par l’auteur à sa sœur morte en 1938 de la diphtérie, deux ans avant sa naissance. Elle l’a appris par un récit de sa mère, un dimanche d’août 1950, dans une sorte de hasard atroce qui constitue son vertige originel : « Plus que tout, la réalité de la scène m’est attestée par une sorte d’hallucination corporelle, je me sens courir en cercles rapprochés autour des deux femmes, je vois les silex de la rue de l’Ecole, qui ne sera goudronnée que dans les années quatre-vingt, le talus, le grillage, la lumière faiblissante, comme s’il fallait absorber tout le décor du monde pour supporter ce qui arrive. » Cette rue figure en photographie, en regard des « phrases qui ont traversé toutes les années jusqu’à aujourd’hui, se sont propagées en un instant sur toute [s]a vie d’enfant comme une flamme muette et sans chaleur. » La fillette de dix ans apprend en même temps l’existence et la mort de sa sœur : « Elle est morte comme une petite sainte […], elle était plus gentille que celle-là Celle-là, c’est moi. »
L’utilisation de l’italique et l’absence de ponctuation permettent de détacher ces phrases et de comprendre comment elles se sont imprimées dans la conscience de l’enfant. Pour pouvoir vivre avec ces mots, après ces mots, l’écrivain a besoin de faire appel à d’autres écrivains : « Rien de ce qui se passe dans l’enfance n’a de nom. Je ne sais pas ce que je ressentais, mais je n’étais pas triste. Quelque chose comme "flouée", mais ce mot lié à ma lecture de Beauvoir bien des années plus tard me paraît irréel, sans poids, inapte à se poser sur mon être d’enfant. » Plus gravement encore, c’est le hasard d’une date qui peut rapprocher les écrivains, ces enfants éternellement inconsolables, et qui en meurent parfois : « Je ne peux dater avec exactitude ce dimanche d’été mais je l’ai toujours situé en août. Il y a vingt-cinq ans, en lisant le Journal de Pavese, j’ai découvert que celui-ci s’était suicidé dans une chambre d’hôtel à Turin le 27 août 1950. J’ai aussitôt vérifié, ça tombait un dimanche. Depuis, j’imagine qu’il s’agit du même. » Cette coïncidence, peut-être inventée, et qui place un début dans la vie sous le signe de la mort d’un écrivain, est suffisamment importante pour que l’auteur y revienne dans les dernières lignes de sa lettre : « Evidemment, cette lettre ne t’est pas destinée et tu ne la liras pas. Ce sont les autres, des lecteurs, aussi invisibles que toi quand j’écris, qui la recevront. Pourtant, un fond de pensée magique en moi voudrait que, de façon inconcevable, analogique, elle te parvienne comme m’est parvenue jadis, un dimanche d’été, peut-être celui où Pavese se suicidait dans une chambre de Turin, la nouvelle de ton existence par un récit dont je n’étais pas non plus la destinataire. » Est-ce parce que j’ai beaucoup moi aussi, à ma grande époque, pratiqué la pensée magique, comme la seule façon d’échapper à mon enfance, en la reconnaissant du même geste comme mon seul maître ? Est-ce parce ces phrases viennent apporter une forme de paix, sans résignation et sans renoncement à l’intelligence, au terme d’un parcours où ont été mises en relation la mort de la sœur dans la préhistoire de l’enfant et l’origine de l’écriture dans l’histoire de la femme qu’est devenue cette enfant ? Ces mots me bouleversent et m’apaisent en même temps, je les relis en espérant y trouver pour moi la maîtrise et la sagesse qui sont la marque d’un grand écrivain, et l’aboutissement d’un long travail de réconciliation avec soi-même et avec son existence. Il n’en a pas toujours été ainsi pour Annie Ernaux, marquée longtemps par « la malédiction des enfants », définie dans une épigraphe empruntée à Flannery O’Connor : « c’est qu’ils croient. » Et « la réalité ne pénètre pas les croyances de l’enfance ». Après en avoir voulu à sa mère, « jusqu’à la rage », d’avoir fait croire sa première fille à des « billevesées » comme « la Sainte Vierge et le bon Jésus », elle se montre plus apaisée : « Maintenant, je n’ai plus de colère, j’accepte l’idée que toute consolation, une prière, une chanson, vaut au moment de basculer dans le néant et je préfère penser que tu es partie heureuse. »
Ce récit de la mort de sa sœur s’est greffé sur un autre récit : Annie Ernaux a attrapé le tétanos et en a guéri, alors qu’elle n’était pas vaccinée, en 1945. « Et seul compte ce que le premier récit, celui de ma mort annoncée et de ma résurrection a fait au second, celui de ta mort et de mon indignité. […] Il fallait donc que tu meures à six ans pour que je vienne au monde et que je sois sauvée. […] Je n’écris pas parce que tu es morte. Tu es morte pour que j’écrive, ça fait une grande différence. »
Cette lettre est donc l’occasion de revenir sur son travail d’écrivain : « Il m’a fallu presque trente ans et l’écriture de La Place pour que je rapproche ces deux faits, qui demeuraient dans mon esprit écartés l’un de l’autre — ta mort et la nécessité économique d’avoir un seul enfant — et pour que la réalité fulgure : je suis venue au monde parce que tu es morte et je t’ai remplacée. »
Ce livre sensible et précis est placé sous le signe de l’analyse et de la volonté de savoir, comme toute l’œuvre d’Annie Ernaux, et s’éclaire d’une notation dans son journal, en 2003, alors qu’elle revoie la scène du récit telle qu’elle l’a restituée au début de sa lettre: « Je ne suis pas gentille comme elle, je suis exclue. Donc je ne serai pas dans l’amour, mais dans la solitude et l’intelligence. » Le livre est aussi une méditation sur les images, la mémoire, ce qu’il reste d’une vie, restée « forme vide impossible à remplir d’écriture. »
Pour ma part, je me suis prise quelque temps pour la sœur morte d’une amie qui avait appris, à douze ans, que sa mère avait perdu une autre fille. D’avoir été ainsi morte-vivante, et dans la douleur d’une autre, me rend particulièrement sensible à ce très beau texte qui est aussi le récit de la façon dont Annie Ernaux, condamnée à l’intelligence, est devenue un écrivain marqué par le devoir de lucidité et s’est lancée dans une enquête sur elle et sur le monde d’où elle vient et où elle vit, au plus juste de son écriture et de sa capacité à comprendre.
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Cette chronique est parue dans le numéro 26