Correspondance

Gustave Flaubert

La Pléiade,1973-2007

 

L’écrivain en toutes lettres

 

Il y a longtemps que je tourne autour. Cette Correspondance ne comporte pas moins de cinq volumes de Pléiade, soit vingt centimètres de largeur dans un rayonnage de bibliothèque. Pour mémoire, A la recherche du temps perdu, c’est quatre tomes en Pléiade, soit dix-huit centimètres de rayonnage. J’ai commencé à lire les lettres de Flaubert à l’hiver 1996, pour les finir à l’automne 2008. Il est vrai que, comme Flaubert, qui se définit lui-même comme « un intrépide lecteur », j’ai le goût des « lectures embêtantes », mais cette lecture-là est un enchantement et on voudrait avoir plusieurs vies pour la reprendre encore et encore, dans l’ordre comme je l’ai fait, ou mieux, dans le désordre, piocher ça et là, ce qui est rendu possible par un système de notes qui restitue chaque lettre dans son autonomie.

 

J’ai d’abord lu les trois premiers volumes, et j’avais l’habitude de dire, quand ça n’allait pas très fort : « Ce qu’il faudrait, c’est que Flaubert sorte un nouveau volume de sa Correspondance ! » Ça amusait mes amis que je ressuscite le temps d’une boutade l’ermite de Croisset, que j’en fasse un écrivain vivant, quand tant de vivants qui écrivent sont déjà morts. Pour moi, il est vivant, et en 1998, quand ça allait encore plus mal et qu’est sorti le Tome IV, j’ai noté dans mon carnet, dans un grand état de confusion et de détresse : « Pleurer devant la glace, je le faisais déjà avant Flaubert ! » C’était une allusion à une citation que j’avais recopiée dans un article sur le pathos et l’ironie dans cette Correspondance. Flaubert écrit en effet, en mai 1852 : « « D'où vient que, quand je pleurais, j'ai été souvent me regarder dans ma glace pour me voir ? — Cette disposition à planer sur soi-même est peut-être la source de toute vertu. Elle vous enlève à la personnalité, loin de vous y retenir. » Il a alors trente-et-un ans. J’en avais presque trente quand les vivants et les morts se sont mis à danser ensemble, les livres et les gens, les personnes et les personnages, le présent, le passé et l’avenir, tout ça dans le même shaker, secouez-moi, secouez-moi, et toute la pulpe s’est décollée du fond tellement j’étais bien secouée, de secousses qui ressemblaient à de grandes décharges électriques. Et Flaubert était là, à nouveau, mais dans ce volume, je n’ai pris aucune note, mis aucun trait dans les marges. J’étais devenue humble, prudente, je chuchotais dans mon coin pour me prouver que je n’étais pas morte. Que faire alors d’une phrase comme celle-là, qui me plaisait tant ? « La vérité n’est pas faite pour consoler comme une tartine de confitures qu’on donne aux enfants qui pleurent. Il faut la rechercher, voilà tout, et écarter de soi ce qui n’est pas elle ».

 

Il faut lire ces lettres pour entrer dans le laboratoire de l’œuvre, voir s’élaborer un art poétique, le rêve d’un « livre sur rien », quand tant de petits riens finissent dans des livres. Il faut voir l’envers du décor, les heures de travail pour une phrase dont on n’est même pas content pour finir, les rituels d’écriture, les soucis de santé, la belle jeunesse et ses voyages, en Orient surtout. Il faut comparer les lettres aux amis restés en Normandie, et celles à la mère et jouer au jeu des variations entre les unes et les autres, des choses dites et des expériences tues, surtout celles qui ont une dimension sexuelle, voire homosexuelle, pour voir. C’est une vie dédiée entièrement à la littérature. Le 19 juin 1861, il écrit de Croisset : « Tu ne me parais pas te réjouir infiniment, mon vieux Feydeau ? et je le conçois ! l’existence n’étant tolérable que dans le délire littéraire. Mais le délire a des intermittences ; et c’est alors que l’on s’embête ».

 

Il faut lire ces lettres parce qu’elles sont infiniment drôles, vivantes, pétillantes d’esprit, d’énergie, pleines d’une écriture qui coule avec toute son intelligence satirique et désespérée. Ainsi , en PS d’une lettre à Jules Duplan le 26 novembre 1865 : « Le pharmacien Durel s’est remarié avant-hier. Les bocaux sont en liesse ». Ou bien, dans un registre plus rabelaisien, et toujours à Jules Duplan, le 1er août 1861 : « Que deviens-tu ? Comment vont la santé et l’humeur par cette haute température ? On doit, présentement, beaucoup suer dans l’entrefesson, sur le boulevard ? Je vois d’ici la sueur des cochers et j’entends l’eau bouillir, sous le soleil, dans les fontaines des lupanars ».

 

Yvan Leclerc, sous la direction de qui a été publié le dernier volume, a poursuivi le travail mené pendant trente ans par Jean Bruneau pour achever cette édition de la Correspondance de Flaubert, chantier inachevable s’il en est. La dernière période se caractérise par une densité épistolaire plus grande que celle des années antérieures. Flaubert écrit ses lettres souvent le soir et fait le point sur ses longues journées de travail, ce qui nous permet d’entrer dans le laboratoire des Trois contes et de Bouvard et Pécuchet, son « horrifique bouquin », pour lequel il mobilise les connaissances, à tous les sens du terme, de ses correspondants. Il est proche d’Ivan Tourgueneff et de Zola. Il admire le talent de son « disciple » Guy de Maupassant, un de ses derniers enthousiasmes étant pour Boule de suif : « Ce qui m’en plaît surtout, c’est qu’il est personnel. Pas de chic ! pas de pose ! ni parnassien, ni réaliste (ou impressionniste, ou naturaliste) ». Il reste fidèle au souvenir de George Sand et signe une lettre à son fils Maurice : « CRUCHARD pour vous, POLYCARPE pour le genre humain, GUSTAVE FLAUBERT pour la littérature ».

 

Dans cette Correspondance, c’est toute l’histoire littéraire qui défile, et pas seulement celle du XIXe siècle, sur laquelle nous avons un point de vue imprenable. Il se préoccupe des soucis d’argent de sa nièce Caroline qu’il adore. Il lui écrit le 28 février 1880 : « La nomination de Du Camp à l’Académie me plonge dans une rêverie sans bornes et augmente mon Dégoût de la Capitale. Mes Principes n’en sont que renforcés. Et je me répète cette maxime qui est de moi : « Les honneurs déshonorent, Le titre dégrade, La Fonction abrutit. » On comparera avec délice cette « rêverie », avec la lettre écrite la veille au nouvel académicien : « D’abord, je trouve gentil de m’avoir annoncé tout de suite ta nomination, et je t’en remercie. Ensuite, pourquoi veux-tu que je sois irrité ? Du moment que ça te fait plaisir, ça m’en fait, mais je m’étonne, je m’épate, j’en demeure stupide, je me demande : dans quel but ? pourquoi ? Te souviens-tu d’une charge faite autrefois, à Croisset, entre toi, moi et Bouilhet ? C’était notre réception mutuelle à l’Académie française !… » Où l’on découvre qu’il vaudrait mieux ne pas vieillir, surtout quand on veut rester fidèle aux haines et aux blagues de sa jeunesse : « Saint Polycarpe se sent vieillir, et ce n’est pas gai, tous les jours » (à Léonie Brainne, juillet 1877). Cet épistolier lit aussi les Correspondances des autres : « J’ai lu la Correspondance de Balzac. Eh bien, c’est pour moi une lecture édifiante. Pauvre homme ! quelle vie ! comme il a souffert et travaillé ! — quel exemple ! Il n’est plus permis de se plaindre quand on connaît les tortures par où il a passé, — et on l’aime. Mais quelle préoccupation de l’argent ! et comme il s’inquiète peu de l’Art ! Pas une fois il n’en parle ! Il ambitionnait la gloire, mais non le Beau. D’ailleurs que d’étroitesses, légitimiste, catholique, collectionneur, rêvant la Députation et l’Académie française !— Avec tout cela , ignorant comme un pot — et provincial jusque dans les moelles : le luxe l’épate. Sa plus grande admiration littéraire est pour Walter Scott ! J’aime mieux la Correspondance de Voltaire. L’ouverture du compas y est autrement large ! » (à sa nièce Caroline, 31 décembre 1876).

 

On trouvera en appendices les lettres de Maxime Du Camp à Flaubert et des extraits du Journal des Goncourt, ce qui nous permet d’assister à l’enterrement de Flaubert… Les lettres retrouvées, dont la première, à Ernest Chevalier, date du 14 mai 1831, donnent envie de repartir pour un tour dans le premier volume de cette admirable et délectable Correspondance.

 

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Cette chronique est parue dans le numéro 23