Gaspard de la nuit
Élisabeth de Fontenay
Stock, 2018
« Comme les mots de la plus sûre exactitude,
comme des larmes longtemps retenues »
J’ai lu pour la première fois cette philosophe, qui préfère se présenter comme professeur de philosophie, à 20 ans, quand je préparais ce qui s’appelait alors une maîtrise, sur La Religieuse. Diderot ou le matérialisme enchanté (1981) fut une lecture stimulante que je fis avec délices et avec l’enthousiasme caractéristique de cet âge, découvrant entre autres le néologisme « gynéconome » inventé par Élisabeth de Fontenay pour décrire l’intérêt passionné de Diderot pour les femmes, qui éclate dans son essai Sur les femmes dans la fameuse formule : « Femmes, que je vous plains ! » Ce livre de poche est toujours dans ma bibliothèque, portant les traces de ma lecture active, et j’en trouverais sans doute des citations nombreuses dans mon mémoire, si je prenais la peine de chercher un peu. Je suis restée ensuite fidèle à Diderot, mais j’ai un peu perdu de vue celle dont le livre m’avait tant plu et appris. Je n’ai pas lu Le Silence des bêtes. La Philosophie à l’épreuve de l’animalité en 1998 – j’étais trop occupée à vouloir faire l’ange. Je la retrouve avec émerveillement et gratitude dans Gaspard de la nuit, dont le sous-titre « autobiographie de mon frère » doit beaucoup au livre de Pierre Pachet, Autobiographie de mon père (1987) secrètement convoqué dans la dédicace. Il s’agit dans des chapitres très brefs mêlant récit, analyses, réflexions et références d’évoquer la vie de son frère cadet, né en 1937, qui souffre d’un trouble mental qui le tient « dans une irréversible absence » à lui-même. Elle se présente dans cette biographie fragmentaire, qui est aussi une autobiographie en miroir ou en creux, comme une « enquêteuse incompétente, impatiente et inconsolée ». Elle procède avec une infinie délicatesse et une vertu devenue rare sur la scène littéraire contemporaine : la pudeur qu’elle associe dès le début à de saines préoccupations éthiques. « C’est troublée par ce climat instable que je me mets à écrire sur lui, tout en sachant que je vais aller au bout de ce que je tiens, au plus profond de moi, pour une violence : enfermer dans un discours un être qui ne peut ni savoir ni comprendre que la plus proche par le sang et par la date de naissance use sur lui de ce pouvoir absolu, l’écriture. » Elle renomme son frère qui ignore radicalement la causalité et le temps Gaspard, en référence à Gaspard Hauser, chanté dans un célèbre poème de Verlaine, et reprend le titre d’Aloysius Bertrand. « La nuit de Gaspard évoque un soi qui n’a pas accédé à la condition de sujet, à la possibilité ordinaire et prodigieuse de dire je. Elle est une énigme humaine supplémentaire, inattendue, impénétrable. » La sœur donne à son frère son prénom réel à la fin du parcours retraçant sa vie ; il figurait déjà dans la dédicace du Silence des bêtes, car c’est bien lui qui a rendu la philosophe sensible à la vulnérabilité animale, et hostile à toutes les idéologies qui excluent les plus faibles au nom du « propre de l’homme » : « dès que j’ai commencé à m’interroger et à comprendre que mon frère ne sortirait jamais de la forteresse dans laquelle son trouble envahissant du développement l’avait enfermé, j’ai entretenu une détestation envers la notion de propre de l’homme, si lourdement installée dans l’opinion commune et dans la philosophie. Il ne suffit pas de dire que cette croyance a privé les bêtes de tout droit, il faut ajouter qu’elle a autorisé le travers criminel qui conduit à exclure de l’humanité ceux qui ne remplissent pas les critères décisifs : les peuples qui manquent de rationalité et d’historicité, les handicapés mentaux qui sont dépourvus de liberté et de perfectibilité, les vieillards amoindris, les nourrissons, autant d’êtres humains dépourvus des marques qui caractérisent, de manière aussi autoritaire que précaire, le propre de l’homme. La liste des signes de ce propre, la mise à jour d’âge en âge, de ces critères, a de quoi susciter un rire amer. Car c’est d’un seul et même geste sans cesse réitéré, qu’on a séparé les hommes des animaux et qu’on a relégué des catégories d’hommes. […] Gaspard, lui, ne possède aucune de ces vertus tenues pour proprement humaines. Très peu de signes viennent de lui, qui mériteraient qu’on s’exclame : cela, un animal ne l’aurait jamais fait ! Il est né, il a grandi, il s’est présenté à l’épreuve du propre de l’homme et il a été recalé. Son échec m’a rendue hostile à presque tous les humanismes. » Elle met ces théories en rapport avec la « pratique eugénique négative de stérilisation et même d’élimination » qui s’est développée « sans états d’âme démocratique aux États-Unis et en Europe bien avant 1933 ». Son livre est aussi un tombeau pour les 45 000 malades et handicapés mentaux euthanasiés par la faim en France pendant la Seconde Guerre Mondiale, et pour les 70 000 victimes de l’Aktion T4, programmée par les nazis de janvier 1940 à août 1941, mais qui dura de fait jusqu’en 1945.
Cet essai constitue une façon pour elle de donner l’éternité à celui qui eut à peine une vie : « notre nom et nos prénoms, imprimés, sauvegardés, survivront un temps dans le clair-obscur des bibliothèques qui sont les seuls tombeaux d’où il arrive parfois qu’un lecteur vous fasse revenir. » Elle veut inscrire son frère « moins illisiblement dans la communauté des hommes ». Il s’agit là d’une confiance absolue dans la littérature, caractéristique de cette philosophe qui n’oppose pas les animaux aux hommes. Après avoir cité un article de Marguerite Duras en réaction au film de Barbet Schroeder, Koko le gorille qui parle, elle ajoute : « Si j’avoue n’avoir jamais lu quelque chose qui invente plus justement, plus saintement, la proximité du lointain, ce n’est pas, encore une fois, que je cède sur mon rejet de l’engagement animaliste, c’est que je reconnais à la littérature un pouvoir quasi sacramentel. Ah ! Si Duras avait pu écrire seulement une parole concernant Gaspard, écrire sur lui quelques lignes, son âme en eût semblé guérie. »
Toute sa carrière de philosophe et sa vie de femme engagée à gauche ont été influencées par les « gouffres de son histoire » : « si j’ai été constamment obsédée par l’exigence de tout appréhender en termes d’histoire et non, de manière à mes yeux théologique pour ne pas dire totalitaire, en termes de nature, c’est qu’il me fallait bien survivre, ne serait-ce que philosophiquement, au dénuement de Gaspard. Ce fut ma façon de ne pas rendre les armes. » Ce petit essai par son format est un grand livre, intelligent et stimulant, qui rend à chacun sa dignité, comme peut le faire, par d’autres moyens littéraires, le psychiatre Emmanuel Venet. Il faut saluer le courage et la maîtrise d’Élisabeth de Fontenay qui nous apprend à penser au bord de nos propres abîmes, en suivant la leçon de Nietzsche dans la préface du Gai Savoir : « La vie consiste, pour nous, à transformer sans cesse tout ce que nous sommes, en clarté et en flamme, et aussi tout ce qui nous touche. » Au risque de nous y brûler sans doute, mais aussi en apportant aux autres chaleur et lumière.
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Cette chronique est parue dans le numéro 41