Maisons perdues

Nathalie Heinich

Editions Thierry Marchaisse, 2013

 

Une « autobiographie par les toits »

 

C'est une manière pudique et originale que choisit l’auteur, sociologue aux travaux reconnus, pour évoquer sa vie, des bonheurs de l’enfance aux difficultés de l’âge adulte, dans un cheminement qui inclut la famille et les amis, mais qui fait aussi la part belle à la solitude, quelquefois revendiquée. Assise « au bord de la falaise en à-pic au-dessus de l'océan, face au grand large » sur la « côte de granit rose », Nathalie Heinich se souvient avoir été seule et avoir été heureuse : « Bien que seule — ou parce que seule ? L’avenir allait à l’infini, comme l’horizon. J’étais sans âge. »
Dédié « à la mémoire des Disparus », le récit est aussi traversé par l’Histoire, en particulier de la Shoah, jamais nommée : « est-ce le signe que les maisons ne peuvent être, pour moi, que des lieux de passage, des refuges empruntés, mais pas des possessions ? Après tout, chez les Juifs, on investit peu dans l’immobilier : il faut pouvoir s'en aller, très vite, à tout moment. Aux maisons, on préfère les bijoux. » Ce ton doux-amer, non dépourvu d’humour, peut aussi laisser la place à des épiphanies fulgurantes, récits de bonheurs perdus mais vécus avec une telle intensité que la mémoire peut en retrouver la voie. Car tout autant que les maisons, sont décrits les chemins pour y accéder, chemins réels ou revus en rêve et perdus dès le réveil, qui donnent à ces évocations leur caractère nostalgique, au sens étymologique du terme : le mal d’être loin, le mal-être ou le manque vécus en terme d’espace. Comme les recoins secrets d'une maison, les parenthèses jouent un grand rôle dans cette écriture si maîtrisée et ordonnée. Elles permettent de discrets effets d’écho d’une page à l’autre, par un auteur qui n'oublie pas sa formation de sociologue : « la mode du rustique avait commencé », à propos de l'oncle qui « s’acharnait à décaper » les portes de placard, mais « la mode du rustique n'avait pas encore triomphé », nuance la parenthèse suivante, pour décrire un « rideau anti-mouches en lanières de plastique coloré ». Entre parenthèses encore le désir d’un ailleurs que cette famille qui est la sienne, quand l’écrivain cherche à savoir ce que regarde sur une photo, la petite fille qu’elle a été : « on ne sait quoi (un escargot ? ses pieds ? l’avenir lointain où elle pourra, enfin, fuir ce cloaque ?) ».
Parenthèses aussi, pleines d’humour, pour évoquer sa naissance, dont elle ne connut la date véritable qu’à son entrée au lycée ; son oncle était « par ailleurs obstétricien : ce fut lui qui eut le privilège de [la] mettre au monde, un soir de début août, par une canicule comme on en connaît parfois l'été à Marseille, sur la table de la cuisine de [leur] appartement familial, boulevard Paul-Doumer, sous la Bonne Mère (ça ne s'invente pas) ». Dans cette autobiographie éclatée en espaces habités, cette naissance est évoquée, comme par hasard, et seulement au troisième chapitre. C’est aussi entre parenthèses que l’auteur égratigne les velléités d’écriture de son père dénigrant « ses romans foireux, entre polar et almanach Vermot, dont il espérait nourrir la famille », sans reconnaître que peut-être elle accomplit ce qu’elle appelle ailleurs un « destin », elle qui porte loin l’héritage qu’elle a reçu de lui. Car c’est bien une maison-livre qu’elle a su construire dans ses mots, d’écrivain ou de chercheuse, cette maison si immatérielle et si concrète en même temps qu’elle a découverte avec « un sentiment de bonheur absolu » : « je devais avoir cinq ou six ans, et je lisais un livre d'images où il était question d'un groupe d'enfants qui jouaient et vivaient dans un livre — chaque double-page était une pièce de leur maison. Vivre dans un livre, tous ensemble : une image du bonheur total, qui m'a emplie de la certitude, soudain, que c'était à cela que devait ressembler la vraie vie. Que devrait ressembler ma vie ». L’auteur fait la part belle en effet à toutes ses lectures, inhérentes à l’autobiographie d’une intellectuelle, et qui pourraient retenir l’attention des spécialistes de littérature de jeunesse, tant dans ses aspects sociologiques que dans leur dimension de constitution de la personnalité. Lectures et maisons entrent en résonance, car on trouve des livres dans les maisons et on retrouve des maisons grâce aux livres. Ainsi du « bonheur absolu » des réveils, dans le paradis perdu du Monteillet, juste au milieu du livre, dont seule désormais la « joie au réveil » dans une phrase de Pierre Loti peut donner l’écho à celle qui l’a perdu pour toujours. On peut aimer ces maisons qui « continuent à nous habiter », autant et plus que des êtres : « D'aucun visage humain, je n'ai une image aussi nette. D'aucun visage humain, à ce point la nostalgie ».
Le livre se présente aussi comme un tombeau des « maisons perdues », dans l’impossible partage du « deuil des maisons », si intime et si universel en même temps. Ainsi de Chante-Alouette, maison de l’enfance qui « a sombré dans le passé [et] n'a que ces souvenirs pour mémoire ». L’écriture permet à l’auteur de découvrir le lien exact qu’elle entretien avec ses/ces lieux, alors qu’elle s’y croyait « moins attachée ». Dans ce chemin de mémoire, les photos de maison sont parfois ce qui lui reste d’une généalogie à jamais trouée : « J'ai bien connu ce jardin et cette maison, dont j'ai un souvenir assez précis. En revanche, je n'ai connu aucune de ces personnes. Et pour cause : tous les six sont morts en déportation ». Et c’est une maison qu’elle offre à la descendance enfin retrouvée des disparus pour y faire leur « tombeau », avec « l’obstination » d’Antigone, « pour mettre un terme, enfin, à ce statut de non-droit qui semble la matérialisation, sur le plan juridique, du vide sans nom laissé dans notre généalogie par l'extermination ».
C’est un peu en sociologue amusée qu’elle raconte avoir assisté à « la transformation d'une ferme en résidence secondaire » : « ce fut ma première "fausse" maison ». Et c’est en écrivain hypercultivée sachant rire elle-même de ses références qu’elle réécrit la fameuse formule qu’aurait eue Mme Roland avant de monter sur l’échafaud (« Liberté, que de crimes on commet en ton nom ! »), dans une parenthèse où elle évoque les bruits nocturnes de la maison de vacances mal insonorisée dans un milieu protestant où l’on n’a rien à cacher : « famille, que de promiscuités on supporte en ton nom ! »
Ce livre est aussi un hommage à celles qui surent ouvrir leurs maisons à la détresse de « la jeune femme, errante, esseulée, mal dans sa peau » qu’elle a été, et pour qui l’ « intelligence d’autrui » trouvée dans ces lieux et chez ces personnes agirent comme « un médicament ». C’est à une maison qu’est lié le souvenir « du plus beau jour de [sa] vie », son douzième anniversaire où elle reçoit « ce cadeau suprême qu'une vie de famille peut être gaie, légère, heureuse ». Et comme l’enfant qui a décidé à dix ans d’apprendre à taper à la machine a eu de la suite dans les idées, c’est aussi dans cette maison-là, et encore entre parenthèses, qu’elle a pensé la première fois au projet intellectuel qui est le sien aujourd’hui : « même la recherche qui m'occupe à l'heure où j'écris ceci, c'est à Montmachoux que je l'ai conçue, il y a vingt-cinq ans ». Fuyant une « maison de rêve » qui n’est finalement qu’ « une prison dorée », c’est sur les lectures adolescentes des autobiographies de Rezvani qu’elle a fondé sa certitude qu’elle saura trouver un endroit pour vivre : « avec cet indestructible amour fou en forme d'ermitage à deux au cœur d'un maquis provençal, dans la peinture, la lecture, l'écriture. [...] En tous cas, je ne voyais pas mon avenir autrement ». On ne saura rien d’autre de la maison actuelle, enfin trouvée, que son nom si merveilleux qu’il paraît inventé : « La Retrouvée ». Refermant cette maison de papier, on aurait envie de chanter avec Miossec, « Seul ce que j’ai perdu, m’appartient à jamais », et de faire, d’abord pour soi-même, l’inventaire des maisons habitées, traversées, perdues ou conquises, comme Perec avait fait celui des lieux où il avait dormi, le propre d’un grand livre de littérature étant sans doute, entre autres critères, qu’il pousse son lecteur vers l’écriture, qu’il opère comme une incitation à écrire, restant le plus souvent à l’état d’élan sans suite, mais quel trait d’électricité alors dans tout le corps ! Car il s’agit aussi bien sûr d’une histoire de désir, et les maisons accomplissent des « miracles » pas seulement dans les mélanges sociaux qu’elles permettent ponctuellement. En chaque maison se cache une crèche perdue, comme celle évoquée par Nathalie Heinich à propose de la « foire aux santons en haut de la Canebière » où l’emmenait sa tante quand elle était enfant. Elle trouve dans la description des différents métiers représentés une première image du « bonheur », reconstitué peut-être à l’âge adulte dans les « couples de poupées des régions de France dont [elle] fai[t] collection ». Je ne suis allée qu’une fois à la foire aux santons, et c’est un souvenir de désespoir atroce, de mort intérieure dont on pense ne jamais revenir. Découvrir que ce lieu et ces objets ont été pour une autre un socle fondateur pour qui sait ce qu’elle veut et ce qu’elle vaut, apporte une forme de réconfort, d’avoir su attendre de trouver ces mots-là quelque part.

 

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Cette chronique est parue dans le numéro 30