Zindien
Hervé Le Tellier
Le Castor Astral, 2008
Quand la poésie tient à un fils…
Hervé Le Tellier est membre de l’Oulipo depuis 1992. Le Castor Astral a déjà publié de lui, entre autres, Les Amnésiques n’ont rien vécu d’inoubliable, une série de mille réponses savoureuses à la question « A quoi tu penses ? » On lira également avec délices son récit Je m’attache très facilement (Mille et une nuits, 2007, « j’en connais une autre… », m’a écrit une amie dans le mot qui accompagnait ce cadeau) : il s’agit de la chronique d’un fiasco amoureux annoncé, dans la campagne irlandaise. C’est un récit d’une drôlerie remarquable, mêlée de grands moments de tristesse. Le sens de la dérision d’Hervé Le Tellier, son humour teinté de mélancolie, sa virtuosité dans l’utilisation de contraintes oulipiennes mises au service d’une véritable émotion, éclatent dans son dernier roman, Assez parlé d’amour (JC Lattès, 2009), où on peut passer littéralement du rire aux larmes en quelques pages, et dont on sort ébloui et heureux.
Zindien suivi de Maraboulipien est un recueil de poèmes, dont toute la première partie, qui résonne dès le titre sur une note enfantine, est une déclaration d’amour du poète à son fils, dans ses variantes lyriques ou humoristiques, ce qui fait que la pudeur l’emporte, dans l’expression de sentiments à la fois parfaitement singuliers et universels. Je craque pour ma part devant ce « Haïku-ku la prâline », qui fond dans la bouche sans qu’on puisse s’y casser les dents :
« Mon petit garçon
Tu es mon petit garçon
Mon petit garçon »
Le poème liminaire, intitulé « Faire-part » est composé uniquement à partir des lettres du prénom et du nom de l’enfant : Melville Le Tellier. Au moment où cette contrainte saute aux yeux, on s’émerveille encore plus de cet exercice qui n’en est pas un. Ça commence par le début :
« Téter…
Rêver…
Téter…
Réveiller mère.
Etre mimi…
Téter.
Rêver.
Rire »
Et ça finit comme ça devrait finir toujours :
« Veiller et relire Melville.
Trêve.
Vieillir.
Rêver.
Le lit.
Vieillir.
Le tertre et le lierre…
Vie illimitée.
Et rire, rire… »
Le poète s’interroge sur la fameuse histoire racontée rituellement tous les soirs à l’enfant, les aventures de « Zazaboum la souris» :
« Chaque soir une histoire, ou deux, jamais la même
Mais cette souris grise à la moustache blanche
Que je n’ai jamais vue que je connais si bien
J’aimerais bien savoir à quoi elle ressemble
Les vêtements qu’elle porte, la couleur de ses yeux
J’aimerais bien connaître ce petit bout de moi
Qui s’endort avec toi. »
Le dernier poème de Zindien, « Demain », est une sorte de testament où le jeu sur les formes archaïsantes et la graphie des mots, tel que le pratiquait Queneau, est une façon de faire passer une grande émotion, une forme de retenue au moment où le lecteur pourrait verser une larme :
« Quand je mourrois
Quand j’serai froid
Si tu pleurois
Pense que c’est ça que je voulois
Mourir avant toi.
Et pense aussi,
koukejsoi, koukejsoi,
Je pense à toi. »
La deuxième partie du recueil, intitulée Maraboulipien, propose un poème intitulé « Ma petite fabrique (en 32 lignes) » qui est une sorte d’art poétique insistant sur « le jeu de l’ortografe et de l’homme au faux nid. » On y trouve aussi une série de réécritures réjouissantes pour le lecteur, à la fois parce qu’il reconnaît le modèle de départ et parce que la fantaisie virtuose de l’approximation qui le remplace est un petit enchantement en soi. « Notre Auber » est un poème qui ravira les usagers du métro parisien, catholiques ou non
« Notre Auber qui êtes Jussieu
Que Simplon soit Parmentier
Que Ta Volontaire soit Place des Fêtes
Que ton Rennes arrive
Sur Voltaire comme Courcelles
Donne-nous Galliéni notre Havre-Caumartin
Et ne nous soumets pas à la Convention
Cambronne-nous nos Défense
Comme nous Odéon à ceux qui nous ont Maraîchers
Délivre-nous des Halles,
Miromesnil. »
Mais on trouve aussi une « Prière » plus œcuménique, qui commence ainsi :
« Je vous Bloody Mary
Pleine de glace
Le shaker est avec vous
Vous êtes Whisky entre Manhattan… »
De quoi donner un peu plus d’allure à certaines soirées du samedi, au moins rétrospectivement ! Le poème « La qui flanche » est construit comme une série de citations où manque un mot, produisant un effet où l’angoisse le dispute au rire : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la quoi déjà ? […] Nous ne sommes rien, soyons quoi, déjà ? Je vous souhaite d’être follement quoi déjà ? T’as de beaux quoi, déjà ? E=mc quoi, déjà ? » La vie serait donc une suite de citations tronquées, de phrases pas finies, alors qu’elles sont déjà écrites quelque part… Contrairement à ce qu’on a pu dire, nous baignons tous toujours dans le même quoi, déjà ?
« Le Dormeur du val » de Rimbaud devient « Le Pasteur des Halles » qui, au dernier vers, « à Chateau-Rouge à Marx Dormoy. » Le poème original et sa translation semblent se superposer dans un effet troublant qui est un hymne à la littérature et à la façon dont elle diffuse en nous, longtemps, longtemps après que les poètes se sont tus. Le jeu intertextuel qui m’enchante le plus se passe de clé tant le principe en est évident, et la source vive comme l’eau d’une onde pure. Il s’intitule « Testament » et s’adresse à l’enfant qui finira aussi par mourir en nous : « J’ai crié famine, je n’ai eu que les os et la peau, j’ai tenu en mon bec un fromage, […] j’ai appelé tous les jours la mort à mon secours, j’ai été châtié de ma témérité, j’ai enflé si bien que j’ai crevé, je suis parti à point. »
Ces poèmes à contraintes, où souffle l’esprit oulipien, sont la preuve que le jeu n’est pas incompatible avec une sorte d’émotion non galvaudée, que l’exercice de style est aussi un exercice spirituel, et que la règle que l’on se donne ne va pas contre l’expression d’une vérité intime, mais lui donne une forme brillante et désinvolte et une grande tenue. Cela s’appelle la classe et on voudrait se faire cow-boy pour jouer longtemps avec ce Zindien-là, dont on se demande s’il est inspiré par la nouvelle de Kafka, Wünsch Indianer zu werden…
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Cette chronique est parue dans le numéro 27