Autoportrait
Edouard Levé
POL, 2005
« Devenir Anne Onyme »
C’est un livre sans blancs typographiques, d’un seul tenant, un unique paragraphe de 125 pages, où la plupart des phrases, concises et factuelles, commencent pas « Je ». Quoi d’étonnant chez un auteur qui peut écrire : « Je m’efforce d’être un spécialiste de moi-même » et « la chronologie m’ennuie » ? En le lisant, on peut se faire la réflexion qu’a suscitée en lui le récit d’un vieillard qu’il a écouté lui raconter sa vie : « Cet homme est un musée de lui-même ». Musée des fragments, éclaté ; c’est peut-être le sens de l’illustration de la couverture, rare chez cet éditeur : un ensemble de points blancs sur fond noir qui forment l’image d’un demi-visage, et dont rien ne précise s’il s’agit d’une œuvre d’Edouard Levé, qui était également peintre et photographe et écrit : « Ma mémoire est structurée comme une boule disco ». Ce caractère fragmentaire constitue un art poétique en creux ou par soustraction: « Je n’écris pas de récits. Je n’écris pas de romans. Je n’écris pas de nouvelles. Je n’écris pas de pièces de théâtre. Je n’écris pas de poèmes. Je n’écris pas d’histoires politiques. Je n’écris pas de science-fiction. J’écris des fragments ». Chez cet auteur qui ne reconnaît aucune influence d’écrivains, on peut toutefois déceler une filiation avec Georges Perec, cité dès la première ligne : « Adolescent, je croyais que La Vie mode d’emploi m’aiderait à vivre, et Suicide mode d’emploi à mourir ». De Perec, il a l’art d’établir des listes : « J’ai la tentation de faire des listes exhaustives et je m’arrête en cours ». Dan s celle des auteurs figurent Joe Brainard, dont I Remember inspira Je me souviens à Perec, et La Rochefoucauld. De ce mélange naît un genre inédit, la maxime personnelle, quand celles du moraliste qui stigmatisait l’amour-propre étaient caractérisées par l’impersonnel, l’indéfini, ce « on » universel, présenté sous des traits si noirs ou si ridicules que le grand jeu consiste à y reconnaître les autres - collègues, amis, amours passées et présentes…- , mais jamais soi. L’Autoportrait d’Edouard Levé invente la figure d’un Je universel absolument singulier et jamais anecdotique. Le sentiment de l’absurde qui naît des enchaînements par coq-à-l’âne, asyndète et parataxe, crée une distanciation qui nous éloigne de la complaisance, de la morale ou de l’égotisme. Cette manière de désaxer l’autobiographie suscite des surprises savoureuses et une drôlerie remarquable : « Dire "pupull" au lieu de "pull" m’enchante ». A l’article généalogie, là où on attend l’autobiographe et son pathos, un art très sûr de l’esquive : « Ma grand-mère a été présentée à mon grand-père parce qu’ils aimaient tous les deux les courants d’air ». Sans appartenir à l’OULIPO, Edouard Levé se montre sensible à ses contraintes et à ses aspects combinatoires qui font naître des possibles presque infinis : « J’ai soixante pantalons, quarante chemises, dix-huit blousons ou vestes et vingt-cinq paires de chaussures, soit un million quatre-vingt mille façons de m’habiller ». Dans cette vie qui lui « semble interminable comme un dimanche après-midi d’enfance », les jeux oulipiens peuvent consoler celui qui écrit de lui : « Comme je suis drôle, on me croit heureux ». Il a joué « au jeu oulipien du S+7, qui consiste à remplacer les substantifs d’un texte par ceux qui leur succèdent, sept places plus loin dans le dictionnaire ». Appliqué à « une notice d’utilisation de machine à laver », cela donne : « Positionner le rhume sur la touche étoile afin que le kinésithérapeute combine bien sur la vahiné » ! C’est moi qui ajoute le point d’exclamation, ponctuation absente de ces pages de cet auteur qui « rêve d’une écriture blanche, mais elle n’existe pas ». Décalage, distanciation qui n’épuisent pas le sens : » Je lis parfois les textes à l’envers. Je n’en aurai jamais fini avec la littérature ». La drôlerie revient souvent : « A table j’ai justifié l’éclaboussure alimentaire faite sur la chemise immaculée d’un ami par cette phrase : "Tu es sur le chemin de mon jus" ». Un exemple encore, meilleur qu’une histoire drôle : « A la radio, j’ai capté une émission où une femme pleine d’esprit racontait des anecdotes désuètes, ce n’est que lorsque l’interviewer a nommé son interlocuteur que j’ai compris qu’il s’agissait de Jean d’Ormesson » ! On dirait du Voltaire.
C’est une sorte d’écriture du désastre, qui tient le registre des psychiatres, psychologues et psychanalystes consultés, donne la liste des anti-dépresseurs et anxiolytiques « pris sans succès » (« Prozac, Lysanxia, Athymil, Lexomil et Temesta »), et fait le point sur le suicide : « J’ai tenté une fois de me suicider, j’ai été tenté quatre fois de tenter de me suicider ». Celui qui « plaisante avec la mort », n’a pas pour autant « assisté à un enterrement nudiste » et prévient : « Je ne perdrai pas la vue, je ne perdrai pas l’ouïe, je n’urinerai pas dans mon slip, je n’oublierai pas qui je suis, je serai mort avant ». Même s’il « prévoi[t] de mourir à quatre-vingt-cinq ans », il « ne prépare pas sa retraite », et dans ses quatre films préférés, deux sont de Jean Eustache. Penser à son suicide peut être le meilleur antidote contre le passage à l’acte : « Dan s mes périodes de dépression, je visualise l’enterrement consécutif à mon suicide, il y a beaucoup d’amis, de tristesse et de beauté, l’événement est si émouvant que j’ai envie de le vivre, donc de vivre ». Edouard Levé s’est pourtant suicidé, à quarante-deux ans, le 15 octobre 2007, une manière radicale de prendre ses distances chez celui qui était fasciné par des expressions comme « la dernière fois que c’était hier ». Ses phrases peuvent se donner à lire comme des incipits de récits qui en resteraient là : « Je pense que les orteils sont voués à disparaître » pourrait ainsi laisser attendre une nouvelle de science-fiction. Il réécrit à sa manière « l’histoire de Jésus : une femme adultérine parvient à faire croire à son mari qu’elle a été fécondée par Dieu, elle rend fou son fils avec cette histoire en laquelle il croit, il part sur les routes annoncer la bonne nouvelle et en meurt ». Il propose une série de titres qui sont autant d’anagrammes de son nom, mais son œuvre dépasse le narcissisme primaire et brutal : « Aux Etats-Unis, de simples formalités me suffiraient pour changer de noms en quelques heures, et mettre en œuvre ce projet impossible à réaliser en France : devenir Anne Onyme ». Que le lecteur se précipite donc dans cette autobiographie de tout le monde où scintillent les éclats et les pépites d’un moi auteur dont l’art poétique peut se résumer par ces deux phrases distantes de cinquante pages : « Le compte-rendu factuel me semble être la plus belle poésie non poétique qui soit » et « Tout ce que j’écris est vrai, mais qu’importe ? » Il s’agit d’une expérience de lecture unique, réjouissante et décapante tout à la fois, et qui ne perd rien de sa saveur à la relecture
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Cette chronique est parue dans le numéro 21