Zouc par Zouc. L’entretien avec Hervé Guibert
L’arbalète, Gallimard, 2006
Portrait de l’actrice au miroir du photographe
C’est un petit livre mince, avec, sur la couverture, une photo de Zouc enfant, prise en 1955 (l’année de la naissance d’Hervé Guibert) : elle a les yeux rieurs, l’air espiègle et croque une pomme, qu’elle tient dans sa main potelée. Ses joues sont bien rondes, un peu rouges (la bonne santé). La coiffure pourrait être stricte, mais elle donne plutôt l’idée du mouvement. Il s’agit d’un entretien de Zouc avec le jeune Hervé Guibert, paru à l’automne 1978, réédité aujourd’hui. Mais le livre ne prend pas la forme d’une succession de questions et de réponses ; la voix de Guibert est absente, à part dans la présentation, ce qui ne veut pas dire pour autant que sa présence n’a pas eu d’importance. Le livre a vu le jour grâce au hasard d’une rencontre entre Hervé Guibert, à la terrasse d’un café d’Avignon. Zouc, avertie du projet de livre qu’ils veulent lui consacrer, tient à ce que Guibert se charge de l’entretien. « Ce livre s’est fait en huit après-midi, dans les premiers jours de juin. Zouc me parlait et je retranscrivais au fur et à mesure ce qu’elle me disait. […] Lors de la dernière entrevue, j’avais une crampe dans le pouce, à force de l’avoir contracté sur un stylo pour lui faire noircir un cahier entier. Zouc, gentiment, me l’a massé tandis que je lui relisais l’entretien précédent », note Hervé Guibert dans sa présentation, pour ne plus reprendre la parole. Le détail dont il se souvient et qu’il retient suggère que ces deux-là avaient des choses à se dire et à s’entendre dire. Le texte se présente comme un ensemble de récits assez brefs précédés d’un titre en italique, et qui retracent une vie par fragments et thèmes éclatés, placés dans un ordre plutôt chronologique. Deux exceptions notables : l’asile et un autre monde. Quand j’ai cherché le livre au Virgin Mégastore de Saint-Denis, la vendeuse m’a dit : « Ah bon ? Il a écrit un livre sur le zouc, Hervé Guibert ? » Et je me suis sentie vieille…
J’ai connu Zouc, je veux dire, j’ai vu Zouc sur scène, avant de connaître Hervé Guibert, je veux dire avant de lire Hervé Guibert. C’était au théâtre municipal de Laval, à la fin des années 70 ou au début des années 80. J’étais une petite fille que sa mère emmène au théâtre, même si ce n’est pas trop de son âge. Je ne sais plus si mon père nous accompagnait. Il y avait sûrement mon fr ère et ma sœur aînés. Il me reste surtout des images : un corps d’adulte, un visage d’adulte, des mains d’adulte qui deviennent ceux d’un bébé, à un point que c’en est angoissant, le grand coup donné à la « petite fourmi », Zouc de dos dans sa robe noire s’agrippant au drap blanc du fond de la scène, cherchant une issue dans ce qui était le mur d’un asile, même si je ne savais pas ce que c’était, comme si je l’avais toujours su aussi… Nous avions aussi un disque de Zouc à la maison, ce qui fait que certains sketches sont devenus des éléments familiers de notre vie quotidienne jusqu’à entrer dans notre mythologie familiale : « le petit sac beige », « une lettre de ta marraine », « maman s’en va, mais elle revient… »
De Guibert, j’ai d’abord lu Mes parents, pour le titre, pour la photo sur la couverture de l’édition Folio, et pour la dédicace « A personne », en me disant que ce n’était plus à faire. J’étais en hypokhâgne, et je ne connaissais pas les écrivains vivants, sauf les statues découvertes en classe.
Quand je lui ai parlé de ce livre sur Zouc, ma mère m’a dit : « Hervé Guibert, c’est le gars qui est mort du SIDA et qui a filmé sa mort ? » Oui, c’est ce gars-là. Après la question, un reproche, remonté d’un passé de plus de vingt ans, et que je ne croyais plus jamais entendre : « Je ne sais pas à qui tu as prêté mon beau livre sur Zouc, mais elle ne te l’a jamais rendu… » Y a-t-il un grammairien dans la salle pour m’expliquer que l’interrogatif « qui » peut avoir un genre, évidemment angélique et féminin ?
Mon professeur d’hypokhâgne me reprocherait sans doute de n’avoir fait de ce livre d’entretien qu’un prétexte jusqu’alors. Mais c’est pour donner l’envie d’aller au plus vite prendre soi-même ce bel objet entre ses mains, et laisser ses mots résonner en soi en accompagnement. Et ce n’est pas pour plaire à mon professeur d’hypokhâgne que je recommande particulièrement les deux paragraphes sur le plaisir. Tout ce que l’actrice dit dans une page intitulée Je ne me vois pas change agréablement du tout à l’ego triomphant dans des entretiens qui ne sont plus aujourd’hui que des spots publicitaires qui ne s’avouent pas, de la réclame.
L’enchaînement des séquences n’est pas anodin. « J’arrive à m’observer » conclut le texte Je ne me vois pas, auquel fait suite l’hystérie, texte bref lui aussi, et d’une grande lucidité, blessante presque: « A force de me traîner dans les hôpitaux et les asiles psychiatriques, d’écouter parler les médecins et les malades, j’ai très vite réussi à dresser mon état clinique. Je ne suis quand même pas qu’une obèse qui a besoin d’être aimée ». J’aime aussi beaucoup cette phrase, sans doute parce que j’aurais pu (voulu ?) l’écrire : « Je ne suis jamais allée dans la jungle, mais je l’imagine assez comme les nuits à l’asile ». Et cette autre, pour son paradoxe qui en dira long à certains : « Je crois aux médecins biens sûr, mais moi ce sont les malades qui m’ont soignée ».
Tout est beau dans ce livre sobre et intelligent, jusqu’aux remerciements de Zouc en fin de volume, et à la présentation des protagonistes de cette rencontre sur le rabat de la jaquette. Cette femme en souffrance à qui un peintre a révélé un autre monde et qui clôt cette conversation sur le travail, est atteinte d’un handicap, à la suite d’une affection nosocomiale, ce qui l’empêche de reprendre son activité théâtrale. Cas exemplaire de « résilience » pour parler comme Boris Cyrulnik, ou « destin tordu » pour le dire dans les mots de Woody Allen, ce livre est un bijou d’intelligence à s’offrir et aussi à ceux à qui on veut du bien.
J’ai connu Zouc, je veux dire, j’ai vu Zouc sur scène, avant de connaître Hervé Guibert, je veux dire avant de lire Hervé Guibert. C’était au théâtre municipal de Laval, à la fin des années 70 ou au début des années 80. J’étais une petite fille que sa mère emmène au théâtre, même si ce n’est pas trop de son âge. Je ne sais plus si mon père nous accompagnait. Il y avait sûrement mon fr ère et ma sœur aînés. Il me reste surtout des images : un corps d’adulte, un visage d’adulte, des mains d’adulte qui deviennent ceux d’un bébé, à un point que c’en est angoissant, le grand coup donné à la « petite fourmi », Zouc de dos dans sa robe noire s’agrippant au drap blanc du fond de la scène, cherchant une issue dans ce qui était le mur d’un asile, même si je ne savais pas ce que c’était, comme si je l’avais toujours su aussi… Nous avions aussi un disque de Zouc à la maison, ce qui fait que certains sketches sont devenus des éléments familiers de notre vie quotidienne jusqu’à entrer dans notre mythologie familiale : « le petit sac beige », « une lettre de ta marraine », « maman s’en va, mais elle revient… »
De Guibert, j’ai d’abord lu Mes parents, pour le titre, pour la photo sur la couverture de l’édition Folio, et pour la dédicace « A personne », en me disant que ce n’était plus à faire. J’étais en hypokhâgne, et je ne connaissais pas les écrivains vivants, sauf les statues découvertes en classe.
Quand je lui ai parlé de ce livre sur Zouc, ma mère m’a dit : « Hervé Guibert, c’est le gars qui est mort du SIDA et qui a filmé sa mort ? » Oui, c’est ce gars-là. Après la question, un reproche, remonté d’un passé de plus de vingt ans, et que je ne croyais plus jamais entendre : « Je ne sais pas à qui tu as prêté mon beau livre sur Zouc, mais elle ne te l’a jamais rendu… » Y a-t-il un grammairien dans la salle pour m’expliquer que l’interrogatif « qui » peut avoir un genre, évidemment angélique et féminin ?
Mon professeur d’hypokhâgne me reprocherait sans doute de n’avoir fait de ce livre d’entretien qu’un prétexte jusqu’alors. Mais c’est pour donner l’envie d’aller au plus vite prendre soi-même ce bel objet entre ses mains, et laisser ses mots résonner en soi en accompagnement. Et ce n’est pas pour plaire à mon professeur d’hypokhâgne que je recommande particulièrement les deux paragraphes sur le plaisir. Tout ce que l’actrice dit dans une page intitulée Je ne me vois pas change agréablement du tout à l’ego triomphant dans des entretiens qui ne sont plus aujourd’hui que des spots publicitaires qui ne s’avouent pas, de la réclame.
L’enchaînement des séquences n’est pas anodin. « J’arrive à m’observer » conclut le texte Je ne me vois pas, auquel fait suite l’hystérie, texte bref lui aussi, et d’une grande lucidité, blessante presque: « A force de me traîner dans les hôpitaux et les asiles psychiatriques, d’écouter parler les médecins et les malades, j’ai très vite réussi à dresser mon état clinique. Je ne suis quand même pas qu’une obèse qui a besoin d’être aimée ». J’aime aussi beaucoup cette phrase, sans doute parce que j’aurais pu (voulu ?) l’écrire : « Je ne suis jamais allée dans la jungle, mais je l’imagine assez comme les nuits à l’asile ». Et cette autre, pour son paradoxe qui en dira long à certains : « Je crois aux médecins biens sûr, mais moi ce sont les malades qui m’ont soignée ».
Tout est beau dans ce livre sobre et intelligent, jusqu’aux remerciements de Zouc en fin de volume, et à la présentation des protagonistes de cette rencontre sur le rabat de la jaquette. Cette femme en souffrance à qui un peintre a révélé un autre monde et qui clôt cette conversation sur le travail, est atteinte d’un handicap, à la suite d’une affection nosocomiale, ce qui l’empêche de reprendre son activité théâtrale. Cas exemplaire de « résilience » pour parler comme Boris Cyrulnik, ou « destin tordu » pour le dire dans les mots de Woody Allen, ce livre est un bijou d’intelligence à s’offrir et aussi à ceux à qui on veut du bien.
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Cette chronique est parue dans le numéro 19